Où donc me trouvai-je, le soir de ce jeudi 15 avril 1993 lorsque Fred Forte, dans une inspiration magique, subtilisa la balle au grand Toni Kukoč ?
J’avais vingt ans. Le CSP Limoges et le Benetton Trévise se disputaient alors à Athènes le titre européen suprême : la finale de la Ligue des clubs champions de basket. Une compétition que Kukoč, désigné trois fois meilleur joueur européen de l’année, avait déjà remportée à trois reprises avec Split (1989, 1990, 1991). C’était son dernier match en Europe : il allait rejoindre Michael Jordan aux Chicago Bulls… Il n’avait encore jamais perdu une finale de sa carrière.
Il restait une vingtaine de secondes à jouer. L’ailier croate venait de marquer à trois points pour la troisième fois, en ramenant les deux équipes à égalité (55-55), à une minute de la fin de la rencontre. Sur l’action suivante, deux lancers de Bilba redonnaient deux points d’avance au CSP (57-55).
À ce moment-là, tout le monde savait que Kukoč allait prendre le dernier tir pour Trévise. Un tir à trois points évidemment : quand on s’appelle Kukoč, on joue la gagne.
Mais ce dernier tir, il ne le prendra jamais : le meneur limougeaud Frédéric Forte lui vola le ballon au moment où le Croate armait son tir, ce que Patrick Montel qualifia à juste titre de “la plus belle interception de toute l’histoire du basket français” (sans doute pour l’éternité).
Une soirée floue, un souvenir irréel
Où me trouvai-je donc, à ce moment-là, ce jeudi 15 avril 1993 ? À vrai dire, je ne me souviens pas vraiment. À l’évidence, pas devant ma télé. Le match était pourtant diffusé en direct et en prime time sur France 2… Mais c’était un jeudi soir, et comme tous les jeudis d’une saison de basket, j’étais à l’entrainement avec mes coéquipiers de l’AS Andéolaise. Une certitude, d’autant plus que nous disputions le dimanche suivant le dernier match de la saison, et un match d’une importance capitale.
Et donc, comme à chaque rencontre digne d’intérêt, on avait fait chauffer le magnétoscope, pour voir le match ensemble, en différé, après l’entrainement (sans connaitre le résultat auparavant évidemment, pour le respect du suspense). Plusieurs magnétoscopes même, au cas où l’enregistrement n’ait pas démarré. Ou que la mauvaise chaine ait été sélectionnée. Ou qu’il manque la fin, comme ça arrivait parfois (mais ça, on ne pouvait pas prendre le risque de vérifier de peur de connaitre le résultat !). À la glorieuse incertitude du sport s’ajoutait… la fumeuse incertitude du magnéto.
Point rétro pour les jeunes lecteurs : en 1993, Internet babillait tout juste et on était encore loin de la télévision numérique, des enregistrements sur disque dur et du Replay ! Un magnétoscope permettait alors d’enregistrer des programmes télévisés sur bande magnétique, dans un support en plastique appelée cassette VHS. Demandez à vos parents ! J’en connais certains qui ont toujours des cassettes VHS avec des enregistrements de cette époque chez eux, alors que leur magnétoscope les a lâchés depuis belle lurette. So vintage.
Instinctivement, je dirais qu’on a fini ce soir-là chez Totogne (ou alors c’était chez Yvan’s, ou chez Michou, ou encore chez Gaz). Peut-être même que Jo Karab’ était resté avec nous. En tout cas, on devait être bien, entre potes, ensemble pour partager la pression et l’intensité qui accompagnaient inévitablement l’importance de cette finale.
Où me trouvai-je ? En fait, je ne me souviens absolument de rien. Je ne sais pas où j’étais, ni avec qui, ni de la manière dont nous avons vécu ensemble ce dénouement.
Je ne me souviens que d’une chose : de cette sensation unique qui avait accompagné la victoire – l’exploit ! – des basketteurs limougeauds. C’était tellement inattendu, inespéré, irréalisable, tellement dingue et tellement fort… irréel !
Le CSP Limoges devint ce soir-là le premier club français champion d’Europe dans un sport collectif, et Fred Forte, le héros parmi les héros d’Athènes, celui qui réalisa l’action mythique, la fameuse interception décisive.
Le lendemain, pour être sûr que je n’avais pas rêvé, j’avais couru acheter l’Équipe (en deux exemplaires pour être sûr d’en conserver une archive intacte ; elle doit toujours être quelque part dans un cafoutche chez mes parents).
Une onde de choc
Quelques années plus tard, en avril 2013, j’avais encore couru acheter le numéro collector de l’Équipe Magazine qui célébrait le vingtième anniversaire de la victoire en réunissant les héros d’Athènes. Celui-là est à portée de la main – dans mes toilettes.
Par la même occasion, la chaine l’Équipe diffusa un splendide documentaire (“CSP Limoges, le coup parfait”, de Nicolas De Virieu), dans lequel les acteurs de l’exploit évoquaient leurs souvenirs de ce jour inoubliable.
On y voyait notamment cet échange croisé entre Kukoč et Forte, donnant chacun leur version de la fameuse interception qui allait verrouiller le sort de la rencontre en faveur de Limoges.
Kukoč dit : “Si vous regardez bien la trajectoire du ballon, c’est clair que ma main est touchée. Il ne touche pas le ballon, il me touche la main…” (donc faute, selon lui).
Forte (découvrant l’interview) : “Impossible. Il peut pas dire ça ! Cette action-là, il peut dire ce qu’il veut, y’a pas faute… […] Le salopard…”
J’avais adoré revivre l’émotion de ce parcours, de cette victoire, au travers de ce doc fabuleux avec la syntaxe imparfaite de Boja, l’intelligence de Dacoury, la classe de Michael Young, le regard passionné et rieur de Fred Forte…
Et puis, il y a quatre jours, Fred Forte est mort. Emporté par une crise cardiaque, à quelques heures du réveillon, à 47 ans. Il était marié et père de trois filles.
Depuis quatre jours, je ressasse en boucle cette information, découverte à la Une du site de l’Équipe, au petit matin du jour de l’An (parce qu’à 7h15, ce premier janvier 2018, ma fille voulait son bibi). Je cherche à comprendre pourquoi sa mort me touche et me bouleverse à ce point… comme une onde de choc, qui agite la boite à souvenirs et à émotions.
L’Équipe ne m’aide pas : la rediffusion du doc “Le coup parfait” dès le soir du 1er janvier. “L’émotion Forte” à la une du quotidien le mardi 2 janvier. Puis la mise en ligne d’un entretien inédit, “Forte par Forte”, hier.
Fred Forte ? Je me souviens bien sûr d’un bon meneur de jeu (75 sélections en équipe de France), d’une tête bien faite (on le surnommait “the brain”), d’un bon client à l’interview, pas sa langue dans sa poche. D’un gars chaleureux, simple et humble, auquel on avait envie de s’identifier.
Mais si la mort de Forte me touche autant, c’est parce qu’à travers lui, j’ai surtout l’impression de perdre autre chose.
Une victoire qui m’a fait grandir
C’est une certitude : ce mec-là, en 1993, du haut de ses 23 ans, m’a permis de vivre l’une des plus grandes émotions sportives de ma vie, l’une des plus vivaces et les plus authentiques.
Je vous explique : le Limoges CSP de 1993 n’avait rien à voir avec les grands clubs européens qu’étaient alors le Real Madrid (7 titres de champion d’Europe, battu en demi-finale) ou le Benetton Trevise (qui avait réussi à se payer Kukoč, alors meilleur joueur d’Europe). Ce n’était pas l’OM de Tapie (qui devint champion d’Europe de foot un mois plus tard… À jamais les deuxièmes), encore moins le PSG 2018 version Qatari. Et aucun club français n’avait encore remporté cette compétition. Cette équipe n’avait ni le plus gros budget (de loin), ni le meilleur joueur, ni l’effectif le plus impressionnant. Mais elle avait tout de même des atouts : de bons joueurs d’équipe, un des tous meilleurs coachs au monde (Božidar Maljković), un état d’esprit irréprochable et une force de caractère à toute épreuve.
À la fois meneur d’hommes et joueur de devoir, Fred Forte était l’archétype du joueur limougeaud : coéquipier modèle, dur au mal, bosseur infatigable. C’est un joli symbole et une juste morale que ce soit lui qui réalise l’interception décisive sur Kukoč. Sur la toute dernière action, c’est encore lui qui attrape le dernier ballon de la rencontre, en laissant éclater sa joie comme un gamin au coup de sifflet final…
Cette victoire-là fut donc avant tout celle de l’effort, du travail, de l’abnégation, du dévouement, du sacrifice, du collectif. Elle venait récompenser et valider le système de valeurs dans lequel j’avais grandi. J’avais alors vingt ans, le basket était souvent mon meilleur ami. Cette victoire m’a fait du bien, elle m’a rassuré, conforté, encouragé… Elle m’a aidé à grandir, à me sentir “dans le vrai”.
Je n’ai pas souvenir d’une victoire plus marquante, plus emblématique, plus “satisfaisante” que celle-là. Ni au basket, ni dans aucune autre discipline (La coupe du monde 1998 ? Une très belle fête, mais clairement pour moi, pas le même niveau d’émotion, pas le même retentissement intérieur…). Cette victoire de Limoges, c’est pour moi un chef d’œuvre collectif absolu. Un souvenir important de ma jeunesse, une fierté, une partie de mon histoire, de ce qui me constitue. Rien que ça.
Pour l’anecdote, trois jours après le triomphe de Limoges, mon équipe disputait “son” dernier match de la saison. Au terme d’un suspense insoutenable, nous avions finalement validé notre billet pour le championnat de Nationale 4, une première dans l’histoire du club, célébrée par une longue soirée de fête. Et c’était trois jours après le sacre de Limoges, dont l’euphorie nous avait sans doute porté un peu… Un autre chef d’œuvre collectif, nettement moins médiatisé celui-là (quoi que).
Une page qui se tourne
Alors, c’est un petit peu de tout cela que je perds avec la disparition de Forte : un bout de mes vingt ans, un peu de l’insouciance, des certitudes et de l’enthousiasme qui vous portent à cette époque. Une page qui se tourne, une page importante de mon histoire.
C’est aussi un représentant de ma génération qui disparait. Fred Forte, c’est moi. Des copains basketteurs âgés de 45, 50 ans, pères de famille ou pas, j’en connais des tas. Prenez soin de vous les poteaux, je reviens bientôt faire un coucou aux Tamalous. On se tirera un peu la bourre à trois points et sous les paniers (pas trop longtemps, parce que j’ai plus vingt ans et la condition physique d’un panda neurasthénique), puis on boira une binouze, on mangera une raclette ou des lasagnes. Les plus courageux seront encore là pour revoir la finale de 1993 ou “le coup parfait” (laissez tomber vos VHS, j’ai des archives numériques !). Chiche ?
Faudra juste que je retrouve mes baskets. Elles sont toujours chez mes parents, quelque part dans un cafoutche, pas très loin d’une édition collector de l’Équipe d’avril 1993 titrée “Le jour de Gloire”.
Merci Cyreal pour ce jour de gloire du sket’ bat
A bientôt
Danouche